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Et si Descartes avait eu tort ?

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L’importance fondamentale du moi narrateur dans notre façon de prendre une décision

Les spécialistes d’économie comportementale qui cherchent à savoir comment les gens prennent leurs décisions économiques ou, plus exactement qui prend telle ou telle décision sont arrivés à des conclusions convergentes.

La plupart des expériences ont montré  qu’il n’y a pas un seul moi qui prenne ces décisions. Elles résultent plutôt d’un bras de fer entre des entités intérieures différentes et souvent en conflit.

Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie en 2002, est l’auteur d’une expérience révolutionnaire.

Avec Donald Redelmeir, de l’Université de Toronto, il étudia des patients subissant une coloscopie afin d’aider les médecins qui cherchaient à savoir comment accomplir cet examen de la façon la moins douloureuse possible.

Fallait-il accélérer l’examen, ce qui  causait certes plus de détresse, mais pendant moins longtemps ou opérer plus lentement, mais avec plus de soin ?

Les 154 patients qui ont accepté de participer à l’expérience étaient invités à noter la douleur ressentie sur une échelle de 1 à 10 à une minute d’intervalle. La coloscopie terminée, on a demandé aux patients d’indiquer leur « niveau de souffrance général ».

La 1ère expérience dura 8 minutes : au pire moment, un patient rapporta un niveau de douleur à 8 et à la dernière minute, il indiqua 7. Le test terminé, le patient évalua le niveau global à 7,5.

La 2nde coloscopie dura 24 minutes. Cette fois aussi, le sommet de douleur fut de 8, mais à la toute dernière minute du test, le patient indiqua un niveau de douleur de 1. Pour le niveau global, le même patient indiqua 4.5 seulement.

Pour la majorité des 154 patients étudiés, que la coloscopie ait duré trois fois plus longtemps et qu’ils aient globalement souffert davantage n’a aucunement affecté leur souvenir.

Si simple soit-elle, cette expérience révèle l’existence d’au-moins deux « moi » différents en nous : le moi qui fait l’expérience et celui qui raconte.

Le moi expérimentateur est notre conscience immédiate. Probablement, choisira-t-il la solution brève, alors que le moi narrateur préfèrera une coloscopie longue parce qu’il ne se souvient que du moment fort et du moment final pour évaluer l’expérience entière en fonction de leur moyenne.

Or le moi qui expérimente ne se souvient de rien. Il ne raconte pas d’histoires ; quand sont en jeu de grandes décisions, il est rarement consulté.

Exhumer des souvenirs, raconter des histoires, faire des choix critiques (partenaires, carrière, résidence et vacances) est le monopole d’une entité très différente à l’intérieur de nous : le moi narrateur.

Ce moi est perpétuellement occupé à raconter des histoires sur le passé et à faire des projets d’avenir.

Comme tout journaliste, poète ou politicien, le moi narrateur prend beaucoup de raccourcis. Il ne raconte pas tout et tisse habituellement son récit en n’utilisant que les moments forts et les résultats.

Chaque fois que le moi narrateur détermine la valeur de nos expériences, il n’agrège pas les expériences, il en fait la moyenne ; il néglige leur durée et adopte la seule règle « sommet-fin ».

L’évolution a découvert ce phénomène bien avant Daniel Kahneman.

Compte tenu des tourments insupportables que beaucoup de femmes endurent au cours de l’accouchement, on pourrait penser qu’aucune d’entre elles ne voudrait recommencer.

Or, à la fin du travail et dans les jours suivants, le système hormonal sécrète du cortisol et des bêta-endorphines qui réduisent la douleur  et créent une  sensation de soulagement, voire de détente.

Dans une recherche, 2428 Suédoises furent invitées à raconter leurs souvenirs 2 mois après l’accouchement. Elles n’avaient pas oublié la douleur : 28,5 % en parlèrent comme de la pire douleur imaginable, sans que cela ne les empêche de juger l’expérience positive ou très positive pour 90 % d’entre elles.

Le moi narrateur revoit nos expériences avec une paire de ciseaux et de lunettes roses. Il censure quelques instants d’horreur et archive une histoire avec un heureux dénouement.

A vrai dire, le moi expérimentateur et le moi narrateur ne sont pas entièrement séparés : ce sont des entités étroitement entremêlées.

Pour ses histoires, le moi narrateur se sert de nos expériences comme d’une matière première importante, mais pas exclusive.

Et ces histoires, à leur tour, façonnent ce que ressent vraiment le moi expérimentateur.

Notre expérience de la faim est différente selon que nous jeûnions au cours du Ramadan, en vue d’une examen médical ou parce que nous n’avons pas d’argent.

Pour la plupart d’entre nous, nous nous identifions immédiatement à notre moi narrateur. Quand nous disons « je », nous voulons parler de l’histoire que nous avons dans la tête, non du flux continu de nos expériences.

Nous nous identifions au système intérieur qui se saisit du chaos de la vie pour tisser des histoires apparemment logiques et cohérentes.

C’est le moi narrateur qui donne naissance à la croyance que je suis un individu et que je possède une voix intérieure claire qui confère du sens à l’univers entier.

Se pose alors une question fondamentale sur la condition humaine : qu’advient-il quand les histoires tissées par notre moi narrateur nous causent du tort ou blessent notre entourage ?

Il y aurait 3 possibilités :

La 1ère est qu’il ne se passe pas grand-chose. C’est le cas lorsque les croyances sont si puissantes que le sujet n’est pas à même de faire la différence entre tuer des innocents et défendre sa cause, par exemple.

2ème option : ayant ôté la vie à ses semblables, le sujet est tellement horrifié qu’il s’arrache à ses illusions.

Il y a cependant une 3ème option, bien plus complexe et profonde.

Tant qu’il ne faisait que s’engager dans une cause radicale, l’individu « jouait un rôle ». Dès l’instant où il se transforme en meurtrier, il s’accrochera de toutes ses forces à ses illusions, parce qu’elles seules donneront un sens à un méfait tragique.

Paradoxalement, plus nous consentons de sacrifices pour une histoire à laquelle nous voulons croire, plus nous nous y accrochons avec ténacité parce que nous voulons désespérément donner du sens à ces sacrifices et aux souffrances que nous avons causées.

Dans le domaine politique, on parle du syndrome « Nos garçons ne sont pas morts en vain ».

Toute analogie avec des dictateurs demandant à son peuple de lui livrer ses enfants pour faire la guerre au nom d’un récit nationaliste n’est pas une coïncidence fortuite…

Les prêtres ont découvert ce principe il y a des milliers d’années. Il sous-tend beaucoup de cérémonies et de commandements religieux.

Si vous voulez que les gens croient à des entités imaginaires comme les dieux et les nations, faites en sorte qu’ils leur sacrifient quelque chose de précieux.

Plus le sacrifice est douloureux, plus ils seront convaincus de l’existence de ce bénéficiaire imaginaire.

Un paysan pauvre qui sacrifie un précieux taureau à Jupiter se convaincra que Jupiter existe vraiment ; sinon comment excuser autrement sa sottise ?

Ainsi, les sciences de la vie nous éclairent sur la fiction de l’individu libre qui est influencé par les mécanismes biochimiques du cerveau créant à chaque instant, un flash d’expériences qui disparait aussitôt.

Ces expériences instantanées ne s’ajoutent pas pour former une essence durable.

C’est le moi narrateur qui imprime un ordre à ce chaos en tissant une histoire interminable, où chaque expérience a sa place, et prend donc un sens durable.

Les doutes sur l’existence de notre libre arbitre ne sont pas nouveaux.

Voici plus de 2 000 ans, en Inde, en Chine et en Grèce, des penseurs ont soutenu que « le moi individuel est une illusion ».

Mais, de même que le christianisme n’a pas disparu le jour où Darwin a publié « De l’origine des espèces », ces doutes ne changèrent guère l’Histoire puisque nous sommes passés maîtres dans l’art de la dissonance cognitive.

Alors, sommes-nous des individus nageant dans un océan de métriques pour mieux masquer notre nature profonde, gouvernée par des fictions créées afin de donner du sens à notre existence ?

Renversons le prisme grâce à l’anthropologie qui nous éclaire sur l’impérieuse nécessité d’un récit partagé de notre rapport au Monde pour construire notre identité d’être humain.

Et c’est cette culture du récit qui est à la fois la singularité de l’espèce humaine dans le vivant et la base de tout apprentissage.

Alors, la prochaine fois que vous serez confrontés à la nécessité de prendre une décision individuellement ou collectivement, prenez un peu de recul par rapport à l’essence rationaliste de la façon dont nous faisons nos choix.

Tendez plutôt l’oreille pour entendre les signaux faibles du moi narrateur qui vous en dira probablement autant sur l’option choisie, et de quoi elle est le nom, qu’une quantité d’indicateurs chiffrés !

 

Eric Vejdovsky